Mission IRMA

Témoignage de Florence et Fabienne
Psychologues EDA en Guadeloupe en 2017

1ère PARTIE



IRMA s’approche des Antilles.
Les préparatifs commencent. Réserves de nourriture pour trois semaines, eau (potable et non potable), protection de la maison, des vitres, ne rien laisser à l'extérieur… On vit dans la peur. Surtout les métros qui n'ont pas connu HUGO qui a dévasté la Guadeloupe en 1989. Irma va être un des plus puissants au monde : catégorie 5. Pendant 72 heures. En continu. Des vents de 280 à 300 km/h.

Mardi 5 septembre au soir, en Guadeloupe.
Les alertes se multiplient à la télé, à la radio. Tout est fermé depuis midi. Les voitures sont placées hors inondation, loin des arbres. Le silence est pesant. Les grenouilles se sont tues. Plus aucun véhicule sur les routes. On attend. Les bougies et les piles pour la radio sont prêtes. Un matelas dans le couloir, loin des fenêtres, pour le confinement. Faire cuire du riz avant les coupures. Remplir les dernières bonbonnes.

Dans la soirée : confinement. ALERTE VIOLETTE. C'est l’alerte maximale.
Le vent souffle de plus en plus fort.

Nuit terrible

Mercredi 6 septembre
En Guadeloupe, c'est la désolation.

Mais on ne le sait pas encore.
Les Iles du Nord, St Barth et St Martin sont détruites à 95%.
Dégâts extrêmement lourds.
Pénurie, insécurité.
Voitures retournées, bateaux dans les maisons.
Inondations, rues ensablées.
Arbres déracinés, maisons soufflées.
Liaisons interrompues. Ports et aéroports impraticables.
Eau, électricité, internet coupés.

Pendant la semaine qui suit, on va rouvrir progressivement les écoles de Guadeloupe, dégager les routes. Mais à St Martin et St Barthélemy, c’est le chaos.

Je reçois un appel dès que les communications sont rétablies. Le dispositif académique d’écoute et de gestion des événements graves est activé. Mission : accueillir, réconforter, aider, accompagner, favoriser la reprise d’activité.

16 psychologues, 8 assistants sociaux, 1 médecin scolaire, 1 personnel administratif vont être dépêchés dans les Iles du Nord. Ils prendront le premier vol réquisitionné. Le 12 septembre. Probablement avec le Président de la République, 2 ministres et le recteur. Premier objectif : assurer l'accompagnement psychologique des personnels de l’Education Nationale puis des élèves et de leurs parents.

TOUS les psychologues Education Nationale de Guadeloupe sont contactés. La responsable me demande si je suis volontaire.

Deuxième année sur l'ile, pour moi. Premier cyclone, Première catastrophe naturelle. Je demande à réfléchir. D'autant que personne ne sait ce qui nous attend. On s'appelle entre nous. Finalement, deux psy « rodés » aux cyclones et aux Antilles se proposent pour partir en éclaireurs.

Avec ma collègue Fabienne, nous nous portons volontaires.
Plusieurs débriefings par téléphone. Ou au rectorat. Pour nous expliquer la situation. Une rotation va se mettre en place : les nouvelles équipes doivent arriver avant le départ des autres.

Il faut se préparer. S’équiper. Penser à la pharmacie.
Équipement de randonnée. Matériel de survie (réchaud, aliments secs, eau).
Rechercher des informations sur la situation. Les intervenants sur place.
Penser à sa propre santé, à sa situation familiale.
L'équipe sera composée d'un médecin, des AS et de nous, psychologues.

Notre collègue de Marie-Galante a été appelée à 2 reprises mais, à chaque fois : plus de place dans l'avion. Priorité aux pompiers et à la CUMP. Enfin elle a pu embarquer. Nous arrivons à la joindre sur place, sur l’ile de St Martin. Elle est très fatiguée. Elle nous décrit des conditions difficiles : plus d'eau, plus de nourriture. L'hébergement : une simple pièce avec des chaises.

En attendant, je me rends à l'aéroport de Pointe-à-Pitre.
Pour aider les collègues du rectorat. Un hall a été aménagé pour accueillir les sinistrés et procéder au « tri », proposer de l’eau, de la nourriture. Une cellule d'accueil est mise en place pour aider et orienter les personnels de l’Education Nationale et leur famille.

J'appréhende ce moment. Et pourtant, je n'ai la vision du chaos qu’à travers le regard des sinistrés qui arrivent, avec peu ou pas de bagages. Des femmes enceintes ou avec des enfants en bas âge. Elles ont eu la priorité du rapatriement mais ont laissé derrière elles d'autres enfants et leur compagnon. Je les vois débarquer des bus, choquées, fatiguées, désemparées, sans bagage, sales... J'ai un aperçu de ce qui m'attend. Je suis un peu déboussolée. Les gens dorment sur des lits de camps. On sert à manger. Il y a des douches et un tri se fait à l'arrivée, selon les besoins. Plus de 6000 personnes seront accueillies. On leur propose un rapatriement sur la France, un logement en Guadeloupe, des vêtements.

Je me dirige vers l'accueil du rectorat.
Une femme raconte que, sous l’effet de la pression, toutes les vitres de sa maison ont explosé. Les pièces ont été détruites les unes après les autres. Comme beaucoup, elle s'est réfugiée dans la salle de bain.

Quelques jours plus tard, nous sommes convoquées au Rectorat pour les formalités.
Photo, badge. Débriefing encore.
On cale des dates de rotation.
Et on attend.
On attend.
On attend encore
On attend encore et toujours…

2ème PARTIE


Enfin on nous appelle.
Le départ est pour demain. Nos billets sont prêts. Finalement, ce sera // St Barthélemy. Et non pas St Martin comme nous le pensions. Tous nos contacts et renseignements sur le terrain sont caducs. Inopérants. On sera les premières à arriver sur St Barth. Contrairement à St Martin, il n'y a pas eu de présence immédiate sur cette île, mis à part les pompiers et les gendarmes. Nous apprenons que c’est le collège qui va nous accueillir, qu'il y a du ravitaillement.

A notre arrivée, mauvaise nouvelle.
Nos bagages sont restés à Pointe-à-Pitre, avec 3 tonnes de matériel. Pas de place. Nous débarquons donc sans rien. Le chauffeur du collège vient nous chercher pour nous amener jusqu’à un logement... qu'il ne trouve pas.

On se rend vite compte de la nécessité d’avoir un véhicule pour pouvoir entrer en contact avec les écoles : elles sont éloignées les unes des autres et l’île est montagneuse.
Pour prendre soin des autres, il faut prendre soin de soi. C’est nous qui allons devoir être dépannées : les rôles sont inversés...

Au collège, on rencontre la jeune co-psy faisant fonction.
Désemparée, seule représentante, seule interlocutrice. On fait le point sur les actions. On se répartit les tâches. On rencontre la CUMP arrivée la veille et installée dans le dispensaire. La psychologue est rassurée, les actions vont se coordonner. Elle va recenser les besoins auprès des élèves. On croisera les infos. On organisera une cellule dans le collège pour les parents et les enfants.

Nous nous installons.
Dans un logement prêté par la collectivité. Sans bagage, c'est vite fait. Nous décidons d'intervenir à deux, dans un premier temps. Car nous nous attendons à des entretiens difficiles et nous souhaitons pouvoir échanger sur ce qui a fonctionné ou pas, pouvoir aussi partager notre ressenti.

La principale école est celle de Gustavia, à proximité du collège. Pour tous ceux que nous allons rencontrer, c'est l'épuisement total, la douleur, le cauchemar...
La directrice nous reçoit.
Nous l’écoutons. Elle craque lorsqu'elle relate l'ouragan et surtout ce qu'elle a dû mettre en œuvre pour soutenir les autres. Elle a tout géré, dès le lendemain, pour évaluer les dégâts, rencontrer les enseignants, les écouter, organiser les secours, soutenir son équipe. Victime elle-même, elle a dû endosser le rôle d'aidant, d’encadrant, de responsable de « SON personnel », de SON école. Comme elle, toutes les directrices ont développé une hyperactivité et une anxiété majeure dont elles sont peu conscientes.

De leur côté, les parents se sont mobilisés pour réparer, mettre en sécurité les enfants. Beaucoup de familles ont tout perdu et sont hébergées ailleurs. Certaines sont encore en métropole ou en Guadeloupe. La priorité, c'est l'école. Pour tous, sa réouverture est primordiale. Grâce à sa construction antisismique, elle est presque intacte. Elle va aussi devenir un lieu de distribution, de soutien collectif où l'entraide est le maître mot. C'est le point de rassemblement. Il y a de l'eau et une machine à laver. Ça, c'est important !

Comment réagissent les enfants ?
Lorsque nous demandons comment ils se comportent, les symptômes sont minimisés. Mais en récréation nous remarquons beaucoup de regards qui se lèvent vers les branches des arbres. Une légère brise a secoué quelques feuilles et l'inquiétude est palpable. Evidement, il faut reprendre le plus vite possible l'école. Le travail est une bonne thérapie. Mais il y a des difficultés à admettre l'impact. On sent l'envie de passer à autre chose, reconstruire, réparer, oublier.

Il est convenu de revenir le lendemain et de proposer une cellule d'écoute.
Entretiens individuels ou en famille pour les personnels.
Activités de groupe pour les élèves.
Implication des parents qui voudront aussi nous rencontrer.
Ne pas forcer la parole.
Favoriser l'expression.
Faire verbaliser le vécu traumatique.
Eviter de laisser raconter de façon factuelle.
Permettre de RECONNAITRE le traumatisme.
Faire baisser l'angoisse.
Désamorcer les injonctions paradoxales : « Maintenant c'est fini, il faut oublier. »
Soulager à court terme.
Evaluer aussi les besoins de logement, véhicule...
Mettre en lien avec nos partenaires Assistants Sociaux du rectorat.
Faciliter l'accès aux soins pour ceux qui en ont besoin.
Gérer notre propre stress, notre fatigue.

Nous questionnons sur le personnel. Qui est resté ? Qui est parti ? Qui est revenu ? Contrairement à notre pratique habituelle, nous donnons nos numéros de téléphone. C'est la procédure, il faut ASSURER LA CONTINUITE DU LIEN.

Nous recevons des enseignantes le soir, pour prolonger les moments d'échange. Avec l'impression que la parole sur le lieu de travail était contenue pour être socialement acceptable. Le lâcher-prise est plus facile, loin des collègues qui, entre guillemets, « tiennent le coup ».

Nous rencontrons une enseignante arrivée sur St Barth en juillet.
Son mari, elle et ses trois enfants ont vu s'effondrer leur maison dans la nuit, enfermés dans la salle de bain. Sans attendre l'œil du cyclone, une brève accalmie de 30 minutes, ils s'enfuient avec des vents de 300 km/h pour essayer d'atteindre une autre maison. Le père tient ses deux plus grands par la main et elle, son plus petit. Elle avance mais le vent manque de lui arracher l’enfant.

Ils finissent par se mettre à l’abri.

Elle arrive à raconter ses moments de sidération, d'angoisse, cette sensation de mort imminente. Aujourd’hui, la vision du chaos lui est toujours insupportable. Elle pleure beaucoup. Elle revit sans cesse cette expérience. Le souvenir est obsédant, envahissant : cauchemars, évitements, fatigue, douleurs diffuses… Elle parle de ses envies suicidaires, culpabilise : « J'ai failli tuer mes enfants. »

Nos interventions ne se sont pas situées en Immédiat.
Ni même en POST Immédiat (48 à 72 h après). Mais UN mois après.

Il n’y a pas de psychologue EDA sur St Barthélemy. Une psychologue privée a quitté l'île. Il n’y a pas de référent du rectorat ; ils sont basés à St Martin. Ici plus qu’ailleurs, on souffre de l’insularité, de la double insularité même, voire de la triple.

Nos interventions ont été de courte durée. Relayées ensuite par la CUMP, pour les cas les plus graves. Mais… qu’en aura-t-il été de l’APRES APRES ???

Entre temps, le 18 septembre, Maria, un autre ouragan de catégorie 5, avait touché la Guadeloupe et St Martin.